dimanche 4 janvier 2015

Après la mémoire



- Oh non chérie, tu adorais cette photo !

- Oui... j'étais belle sur cette photo... Et je suis déjà une autre... Tellement une autre que je regarde cette femme et j'en viens à me demander si c'était bien moi.

- Oui, c'était toi. Je m'en souviens comme si c'était hier. Après cette pose, j'ai défait tes cheveux, j'ai effleuré ta bretelle, assez pour la laisser tomber, et c'était comme si j'étais le premier à avoir eu l'idée de l'origine du monde...

- Et moi... quand vas-tu me laisser tomber..? Quand vas-tu m'oublier ? Combien de temps la mémoire entretiendra-t-elle l'illusion de notre passage ? Quel matin sera celui qui naîtra sans aucune conscience de mon existence ? Quel soir sera le premier à n'avoir aucun parfum de notre amour ?

- Ooooooh... toi, tu nous fais une petite déprime...

- Non mais Raoul, je suis sérieuse ! Et je ne déprime pas du tout, mais je suis malheureuse à l'idée de l'oubli, vivre tant de choses, écrire, lire, dire tant de jolies choses, inventer tellement de frissons, chanter autant de sentiments, regarder couler autant de larmes et flotter autant de sourires pour que tout finisse par être avalé par le temps, c'est insupportable !

- Oui, toutes ces richesses vécues et finalement digérées dans un puits sans fond, un infini insolent d'indifférence, c'est inadmissible...

- Mais je suis sérieuse, ça me tue !

- Bah écris au courrier des lecteurs qu'est-ce que tu veux que je te dise ma chérie... Personne n'a vraiment le choix, c'est la règle depuis le début du jeu, c'est comme ça, et personne n'a pu la changer.

- Tu t'en fous toi ? Ce n'est pas important pour toi de te dire que tu vas être dilué dans l'oubli ? C'est comme si tu n'avais jamais existé...

- J'aurai existé pour toi, le temps de toi.

- C'est gentil mon amour... mais ça ne suffit pas...

- Merci...

- Tu sais ce que je veux dire... En fait, j'ai réfléchi, je vais me faire incinérer.

- Bon, on peut parler d'autre chose Simone là ?

- Non, non, c'est important ! Je ne veux pas être enterrée. De toute façon, y'a de plus en plus de monde sur la planète alors au bout d'un certain temps, forcément, si on ne fait rien, il n'y aura plus que des cimetières d'un bout à l'autre de la Terre. Et puis ça sert à quoi franchement ? Regarde, j'adorais ma grand-mère, elle est enterrée à vingt minutes d'ici et je suis allée la voir dix fois en trois ans... J'ai honte d'ailleurs...

- C'est vrai que tu pourrais y aller plus souvent...

- Et puis non, je n'ai pas honte d'ailleurs ! Pas du tout. Je lui parle tous les jours ! Et toi ta mère elle est à dix kilomètres et tu n'y vas jamais !

- Mais moi elle est vivante !

- Raison de plus ! Au moins y'a quelqu'un qui te répond quand tu as des choses à lui dire ! Ma grand-mère, j'ai une pensée pour elle à la moindre complicité imitée par la vie sans elle. Pas besoin de parler à une pierre pour construire une chapelle de souvenirs ou valider un respect post-mortem ! Non, je veux partir en fumée, dans ces volutes élégantes qui, elles au moins, m'enverront au ciel avec certitude.

- Moi j'aime bien l'idée de mon nom gravé sur une pierre, pour ceux qui viendront me voir, ou penser à moi devant ma dernière demeure, et pour ceux qui viendront voir un voisin et qui liront mon nom sans savoir ce qu'il signifie, qui j'étais, ce que je faisais...

- Mais justement ! Voilà, c'est ça Raoul qui est insupportable ! Les cimetières sont pleins de gens formidables qui ont fait des choses incroyables et personne ne le sait ! Ils ont tellement lu, tellement aimé, tellement compris le monde, ils ont acquis une telle expérience de la vie, et pffuiiiiit, tout disparaît comme ça, d'un claquement de doigt ?

- Certains ont laissé des traces de ces expériences, des livres, de la musique, de la peinture...

- Et les autres ? Ceux qui n'ont rien laissé ? Merci au revoir ? Ton nom gravé sur une pierre, il va servir à trois générations, peut-être quatre si tu as de la chance, et après ? Qu'est-ce qui se passe après l'oubli Raoul... (une larme semble naître dans son regard)

- Je ne sais pas ce qui se passe après l'oubli Simone, on ne le saura jamais, de notre vivant en tout cas. Mais là, moi, je suis vivant, je suis vivant parce qu'on m'a fait le cadeau de m'envoyer ici pour te vivre. Je ne sais pas qui j'étais, ou ce que j'étais avant d'être ici, et je ne sais pas qui je serai après avoir été ici, mais je sais que la conscience d'être avec toi et l'inextinguible plaisir d'avoir été avec toi feront les essences des amours dont nous ne serons jamais témoins et seront la preuve qu'on peut être et avoir été heureux dans un seul être.

- Il faudra que tu me répètes doucement cette phrase mais tu as raison, c'est fou ce que tu es vivant... Toutes ces déclinaisons de l'être... Finalement, tu es un homme de l'être, et un homme de l'être ne meurt jamais tout à fait... Mon amour, j'ai envie que tu me rendes vivante comme jamais...

- J'ai envie de toi à un point... que même dans mille ans on saura qui tu étais.

- Flatteur...

- Dis donc rien à voir mais je pensais à ton truc d'incinération là. Au cas où tu pars avant moi et que je doive organiser une réception après la cérémonie...

- Oh non Raoul, j'étais bien là ! Tu m'as tout coupé, c'est pas vrai ! Et puis j'y pensais plus et maintenant je vais angoisser comme une malade ! C'est pas possible... mais c'est quoi ton problème pour parler de ça avec autant de détachement ?!!

- Non mais vraiment, c'est important ! C'est justement parce que je me sens concerné que je veux ton avis.

- C'est une vraie question sur le sujet ?

- Oui, c'est une vraie question sur le sujet, et franchement, je n'ai pas la réponse. Je veux ton avis parce que je n'ai confiance qu'en toi et que tu es quand même la première concernée. Tu ne seras pas là pour me dire si c'est idéal ou si c'est complètement idiot alors je veux te poser la question maintenant.

- Moi aussi je n'ai confiance qu'en toi. Merci de respecter mon choix... Dis-moi.

- Donc, concernant la réception après la cérémonie...

- Oui...

- Si je fais un barbecue, tu crois que c'est déplacé ?





Franck Pelé - textes déposés SACD - Janvier 2015

3 commentaires:

  1. Ecartant tout salmigondis sentencieux, des mots d’esprit, des phrases raisonnantes, des pensées essentielles, des intentions graves dans une mousseline légère, légère, parfumée d’imagination folle enrobée de raison...Une douce rêverie, un songe allégorique, une réflexion lucide avec un goût de trop peu et de revenez-y encore et encore…
    5 stylos à mon guide poétique !

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