lundi 30 décembre 2013

Les draps froissés




« Onze heures plus tôt, les draps étaient parfaitement bordés, lissés, vierges du moindre choix coupable, de la plus petite défaite de la raison. Onze heures plus tôt, je crevais d'envie de cet homme promis à une autre ...mais il était hors de question de m'offrir à lui. Ce n'était donc ni ma conscience, ni mon éducation qui avaient changé les draps la veille, comme ça, au cas où, comme une capitulation programmée devant un destin évident. Quand la sonnette a résonné dans l’entrée, c’est comme si on avait appuyé sur un bouton qui avait électrisé tous mes sens. Il est arrivé le regard franc et brillant, son sourire semblait un peu plus retenu, comme s'il était son propre juge. Il s'attendait au tournant. Il ne pouvait refuser d'aimer cette femme faite pour lui comme lui pour elle, mais si il cédait, il allait se tomber dessus pour un bout de temps, se détestant bec et ongles. »


Elle l'accueille avec une douceur magnifique. Elle lui demande ce qu'il veut boire, il ne sait pas, il n’a déjà plus soif tellement il a bu ses premiers mots. Il regarde discrètement ses courbes, il en est déjà fou, depuis le premier jour. Elle s’est habillée pour qu’il les regarde, pour qu’il les désire, mais leurs intentions doivent rester secrètes, c’est la règle, c’est ce qui sépare l’élégance de la vulgarité. Quand la complicité sera définitive, officialisée par des gestes adoubés par l’autre, quand la confiance sera totale, les extrêmes s’épouseront, la discrétion comme l’excès, la retenue comme l’interdit. La vulgarité sera d’une élégance folle. Le charme sera nu, fiévreux, retombant comme une vapeur d’Ô sur les délices de ce qu’il cache.


« Il pensait à l’autre, il ne pensait probablement qu’à elle autant qu’il pensait à moi. Je ne pensais aussi qu’à cette femme qui nous faisait coupables. Pourtant, quand il rentrera, quand il retrouvera sa vie près d’elle, c’est à moi qu’il pensera, dans le confort de sa raison. C’est avec moi qu’il sera tous les jours au jardin pendant que sa routine patinera les murs de son appartement. Il continuera d’aimer sans faille le plus beau choix de son cœur, sans comprendre que c’était le plus beau choix au moment où il l’a fait, sans comprendre que toutes les failles qui se creusaient depuis, toutes ces failles qu’il colmatait avec ses envies de moi, étaient les fruits du temps qui passe, comme des envies qui vieillissent parfois plus vite que ceux qui les ressentent. Ces failles étaient l’expression d’un vide grandissant, profond à donner le vertige, et moi j’étais son plein. Comme il était le mien. J’étais aussi la promesse faite à un autre. Validée. Définitive. Noble comme un serment. J’avais construit et pour un regard étranger, j’allais détruire. Pourquoi céder devant un regard étranger… Dans le mien, j’allais peindre mon chef d’œuvre, dessiner mon autre en repassant sur chacun de ses traits. Et il faudrait que je m’en prive parce que la vie m’a mise au bord de son chemin plus tard que d’autres ? Cette injustice est aussi cruelle que les lois qui la protègent. »




Il n’avait jamais autant nourri son émotion amoureuse qu’en regardant cette femme. Il la regardait sourire, parler, bouger, vivre et son éternité était palpable. Il était prêt à renoncer à chaque fois qu’une once de culpabilité venait alourdir ses ailes. Puis il prenait conscience du chemin parcouru, de celui qui l’avait mené jusqu’ici, à cet instant précis. Il savait qu’il ne blessait personne, il avait toujours protégé les siens. Il était en train d’aimer, il s’offrait le sentiment le plus entier, le plus profond, le plus grisant, parce qu’il ne pouvait se résoudre à l’ignorer, comme il n’ignorait pas que certains passent une vie entière à chercher cet or dans les yeux. Quand il l’a accompagnée dans la cuisine trop étroite pour que deux corps ne se frôlent pas, il ne savait pas encore ce qu’elle avait prévu au dessert. C’est au moment où elle s’est retournée, le regard profondément ancré dans le sien, qu’elle a posé délicatement ses lèvres sur les siennes. Le dessert était absolument divin. D’une douceur inouïe, exhalant les parfums les plus enivrants. Plus il l’embrassait, plus il découvrait les secrets de tous les jardins du monde.



« Il m’embrassait comme je ne pensais plus que ce soit possible. Embrasser un homme c’est épouser ses lèvres, sa vie, pendant qu’un ange quelque part arrête le temps pour vous. Ou était-ce le diable ? Ce qui m’attendait après la fin des temps, ou au moins la fin du mien, ne m’intéressait absolument pas si je pouvais être au paradis le temps de sa bouche. Je me souviens de l’incroyable sensation de sa main sur mon sein. Je suis une femme assez sensible et j’ai connu quelques hommes dans ma vie mais quand sa main est entrée dans mon décolleté pour en caresser l’intérieur, j’avais l’impression d’être un diamant dans la main de celui qui l’avait taillé. J’étais à lui, comment pouvait-il en être autrement ? »


Onze heures plus tard, les draps respiraient encore. Chacun des plis était une ligne écrite par un couple magnifique. Ils racontaient un baiser, un désir, un élan, une alchimie, ils chuchotaient ses cheveux, son ventre, ses cuisses, ils murmuraient son dos, ses fesses, sa peau. Ils gardaient les empreintes d’une nuit extatique et douce, délicate et magique, pleine d’attentions, de patience et d’abandons jusqu’à l’ivresse. Quand elle a mis les draps dans la machine, elle hésitait entre la honte et le bonheur. Elle était là, assise devant le tambour qui tournait. Et plus il tournait, plus il effaçait les traces d’une histoire qui ne ferait aucun pli. Et plus il les effaçait, plus les empreintes de ce moment extraordinaire se gravaient au plus profond de sa mémoire, de son corps, de son cœur. 




 En embrassant son mari qui rentrait de son travail le soir venu, en voyant ses enfants qui jouaient sereinement dans ce cadre qu’elle avait mis tant de temps à rendre agréable, Simone a su qu’elle n’avait pas honte. Elle avait vécu. Un de ces moments qui restent au crépuscule d’une vie, bien après les larmes, les trahisons, les déceptions, les regrets ou les remords. De l’autre côté du fleuve qui coupe la ville en deux, Raoul avait un peu plus de mal à ne pas s’en vouloir devant l’amour magnifiquement pur de son épouse. Quelques jours plus tard, après quelques nuits trop froides, orphelines d’une flamme à laquelle on ne peut renoncer si elle vous donne toutes les énergies du monde, il s’endormit en serrant le drap dans son poing, la tête pleine de la vie qu’il ne vivrait pas. Le lendemain, en fin d’après-midi, sa femme allait changer les draps, et personne ne sut jamais pourquoi.


 Franck Pelé - textes déposés à la SACD - Décembre 2013

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire