vendredi 28 janvier 2011

Simone et la petite mort


Simone, sans se retourner :

- Tu peux éteindre Raoul s'il te plaît ?

- Ce n'est pas Raoul... mais je viens pour éteindre, effectivement...

Simone se retourne, brusquement :

- Qui êtes-vous ?

- Bah je suis la Mort, ça se voit pas ?

- C'est toi Moderato ?

- Vous connaissez mon petit frère ?

- Il a la même tête que vous ! Mais vous avez tous des têtes de mort dans la famille alors ?

- Bah oui, forcément...

- Et il n'y a rien d'autre qui vous plaisait dans la vie que de l'étouffer ou même de l'enlever ?

- Moi j'aimais bien le jardinage, alors j'ai commencé par faucher, et puis ça m'a plu. J'ai longtemps hésité entre Géographie et ça, mais y'avait plus de place en géo, alors je me suis inscris en faux. Et mon petit frère s'est mis à la cisaille. Et puis, un jour où il n'avait pas le moral, il a fait une répression nerveuse. Depuis, il réprime, tous les jours, et il se complaît là-dedans. Et moi je fauche.

- Vous savez que faucher c'est aussi voler ? Vous êtes un voleur de vie mon vieux ! Vous vivez ça bien ?

- Mais je ne vis pas moi, je suis la Mort !

- Qu'est-ce que vous foutez dans ma chambre si vous ne vivez pas ???

- Vous êtes sur mon listing des gens que je dois ramener, je dois couper votre lien aujourd'hui.

- Mon lien ? Quel lien ?

- Celui que vous ne pouvez voir, qui vous lie à la Terre, à l'amour, à la vie. Chacun a un lien propre.

- Pas de pot tête de mort, mon lien à moi, il est tellement fort qu'on peut le voir, il fait un arc dans le ciel, si tu essayais de le couper, tu provoquerais un big bang de couleurs, tu ferais jaillir de la vie, de l'amour, partout sur la planète, c'est quand même pas ta mission première de faire la sage-femme du bonheur, si ?

- Bon, ne discutez pas, il faut vous rendre à l'évidence, il y a toujours un moment où il faut éteindre, quand on a consommé toute son énergie, on s'éteint, c'est comme ça...

- Dis donc faux-frère ! Je te dis de vérifier ton listing ! Parce qu'il y a forcément une erreur, j'ai encore assez d'énergie pour faire tourner le monde dans l'autre sens et remettre les grains du temps écoulé dans le sablier ! Assez d'énergie pour revenir jusqu'au moment où Eve t'a donné la vie en croquant la pomme ! Et pour lui révéler que c'est le fruit de sa faute qui va la faucher !

- Comment savez-vous pour ma mère ?

- En croquant la pomme, elle a connu une espèce d'orgasme, c'est là que tu es apparue, la petite mort. Et puis tu as grandi, et puisque ta mère est devenue mortelle en croquant le fruit défendu, elle a été la première que tu as dû éteindre, la première de ton listing sans fin. Tu as éteint ta propre mère, t'as pas honte ??

- Mais, je n'y peux rien, c'est la vie, c'est comme ça, elle avait croqué la pomme... Si elle ne l'avait pas croquée, il n'y aurait pas eu de petite mort, et donc pas de grande...

- Mais on l'a toutes croquée la pomme ! La pomme c'est l'amour ! Croquer la pomme c'est devenir vivant ! C'est renoncer à être une perfection divine pour vivre tous les secrets imparfaits et délicieux créés par la Nature ! Et la Nature, c'est notre mère à tous ! Tu es un homme ou une femme ?

- Un peu les deux...

- Alors je vais m'adresser à la femme qui est en toi. Il faut absolument que tu te spécialises. Il faut que tu reconsidères ton profil. Occupe-toi des gens tristes, en fin de vie, qui ont déjà renoncé, qui sont prêts pour le grand sommeil, pour la grande tablée divine. Mais laisse briller tous ceux qui sont encore pleins de vie, d'amour, d'envie, tu as déjà croqué le fruit défendu toi ?

- heu... non...

- Et ben voilà ! Alors va voir Raoul dans son bureau un de ces prochains jours, demande-lui de t'en parler, et emmène ton petit frère, ça lui fera du bien... Par contre, change-toi, mets un peu de couleurs, parce que là, il va flipper... Quand Raoul t'aura parlé du paradis du fruit, tu auras envie de changer de métier, et tu pourras abandonner ce costume lugubre. Qui te grossit d'ailleurs...

- Ah bon, tu trouves ?

- Ah oui... Tu pourras éteindre en sortant ? La lampe je veux dire...

- Heu... oui, d'accord.

- Merci ma grande. Allez, bonne route. Et rappelle-toi, ne fauche que les fruits trop mûrs ou trop secs, ceux qui sont tombés de l'arbre, les autres, laisse-les sur les branches, laisse-les s'ériger vers le soleil, se colorer, se gonfler de saveur, ou croque-les. Et tu retomberas en enfance...

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