mercredi 15 mars 2023

Le monde d'après

 



- Tu te souviens le raisin Raoul ? Comme c'était bon ?

- Pourquoi penses-tu au raisin subitement ?

- Je ne sais pas pourquoi je pensais aux empereurs romains, et du coup au raisin qu'ils mangeaient allongés...

- Tu vas te faire du mal là...

- Et le lait... c'est fou tout ce qu'on faisait avec le lait...

- Simone arrête, tu vas déprimer si tu te laisses faire par la nostalgie.

- Bon l'avantage c'est qu'on est "fit" comme disait mon prof de yoga... Tu enlèves le lait, le beurre, la crème et quasiment tous les fromages, ça te sèche une femme !

- Et un homme...

- Oui enfin toi, même avec du tofu et des insectes t'arrives à être gourmand. Et la viande... bon ok ça devenait problématique avec la prise de conscience sur le traitement des animaux mais une côte de bœuf de temps en temps, c'était presque aussi bon qu'acheter un sac à main...

- Ah une côte de bœuf... c'est peut-être ce qui me manque le plus avec les croissants...

- Oh oui les croissants ! Les viennoiseries... les boulangeries... c'est fou qu'on vive dans un monde sans boulangerie, sans pâtisserie, sans boucherie... Non mais franchement Raoul c'est complètement dingue non ? Il n'y a que des pharmacies et des agences bancaires ! Et les primeurs ont des vigiles devant chaque rayon parce qu'une aubergine vaut autant qu'une place pour voir Aya Nakamura en concert !

- Remarque une aubergine en rayon ou en concert, je suis assez d'accord pour que ce soit le même prix...

- Ne dis pas ça trop fort Alexa va te dénoncer au service sécurité pour diffamation...

- On ne peut pas la débrancher de temps en temps Alexa ? On n'a pas le droit à la déconnexion ?

- Si tu la débranches tu dois payer 2500 euros d'indemnités mensuelles à Amazon pour rupture de confiance.

- C'est vrai que partant de ce principe, on a envie d'avoir confiance en une boîte qui te ruine si tu l'empêches de t'écouter...

- Et la moutarde... la mayonnaise... le vrai sucre... le sèche-linge... le congélateur... c'était dingue quand même... 

- Et les piscines quand on pouvait les remplir, tu te souviens ?

- Rrrrooo oui, quel pied de nager dans une eau propre dans son jardin...

- Oh oui le jardin... tu te souviens de l'odeur du gazon fraîchement tondu ? Et ce vert... Et ces fleurs... C'était un vrai bonheur d'arroser... Tu vois j'adorais vraiment arroser... Quand on nous l'a interdit, ça m'a fait bien plus mal que de devoir vider la piscine. Et puis finalement c'était une bonne idée de les remplir de terre pour que chacun enterre les siens ou y répande leurs cendres, on garde les nôtres près de nous...

- Une bonne idée ? Transformer nos piscines en cimetières c'était une bonne idée Raoul ?

- Bah à partir du moment où les cimetières des villes étaient pleins, qu'aucune mairie n'acceptait d'en construire de nouveaux et que les piscines étaient creuses et définitivement vidées de leur eau par décret unilatéral, disons que deux contextes diamétralement opposés ont fini par s'épouser pour la bonne cause... Et puis on a le droit de consacrer une partie de cette terre pour le potager, c'est quand même important.

- Mouais... enfin personnellement je préférais avoir vue sur du turquoise et piquer une tête aux beaux jours plutôt que d'essayer de planter des tomates au risque de... piquer une tête...

- Simone ! Respect pour nos anciens !

- Je les respecte Raoul ! Je les envie même ! De ne plus avoir à vivre dans ce monde fou à lier ! Une bouteille d'eau par jour Raoul ! Douche comprise ! Même le concombre a disparu ! Moi pardon hein, mais je vais pas tenir longtemps à bouffer de la farine d'asticot et du caviar de grillon ! Et tout ça pour quoi ? Pour une République bananière qui envoie les gens à la retraite à 86 ans avec des salaires qui baissent depuis 30 ans après avoir stagné pendant 35 ans ? Y'a plus de rats et de couloirs de bus que d'habitants à Paris ! Depuis que l'avion est interdit, on n'a plus de touristes, à part ceux qui viennent en bateau ! Le ski n'existe plus, l'hiver n'existe plus, l'eau n'existe presque plus, les livres en papier n'existent plus, il reste autant d'arbres que de bâtons dessinés sur les murs des cellules ! Depuis la crise financière de 2025, il reste 125 restaurants à Paris sur les 17.000 que comptait la capitale en 2024 ! À 90 euros l'œuf dur ! On va où Raoul là ? On va où ???

- Faudrait presque espérer qu'on aille dans le mur, ça ferait plaisir d'en faire tomber quelques-uns... Allez chérie... Viens te coucher... On va se faire du bien...

- Oublie, regarde l'heure... On est en dehors des clous.

- Et si tu ne cries pas, aucun voisin ne pourra porter plainte non ? 

- Ah non, moi je crie ou rien, faire l'amour sans crier c'est comme aller au cinéma avec des lunettes opaques, aucun intérêt. Et les caméras de surveillance ? 

- On les décale ou on met un drap, le temps qu'ils débarquent on aura le temps de se détendre...

- Et les caméras thermiques ?

- Tu peux essayer de ne pas trop chauffer pendant que tu montes ? De t'auto-réguler ?

- De m'auto-réguler ? Tu plaisantes là j'espère Raoul... ? Tu m'as épousée justement parce que je suis le contraire du froid, quand je monte je chauffe, je brûle, je me consume ! Je suis un feu de forêt à moi toute seule ! Tu sais très bien qu'il faudrait un peu plus que ton Canadair pour m'éteindre ! 

- Oui pardon c'était con comme idée... et puis j'en ai marre de me laver au bicarbonate alimentaire...

- Tu m'étonnes... Je me demande si je ne suis pas toute rayée à l'intérieur tiens....

- On s'en fout un peu que tu sois rayée à l'intérieur non ?

- Bah non on ne s'en fout pas non. Tu m'as prise nickel, tu me rends nickel.

- Je ne compte pas te rendre mon amour.

- Bonne réponse chéri... Bon, on se regarde une série ?

- Y'a quoi ? Tu veux voir la nouvelle série féministe espagnole dont tout le monde parle ?

- Laquelle ? Casa de mamel ? Ah non merci, tout ce qui contraint m'agresse... et je ne veux pas qu'on m'oblige à penser comme il faut penser... Je suis la plus féministe du monde et je continue d'aimer les hommes et de croire en la parité pacifique. Non on peut regarder le documentaire sur le SDF qui présentait Touche pas à mon poste, ou un épisode de "Disparus"...

- Tu les as tous vus !

- Il y en a que je peux voir dix fois, "éléphants", "félins", "dauphins", c'était tellement beau le monde avec eux...

- Bon ok pour "Dauphins"... mais c'est toi qui pédales !

- La télé qui marchait à l'électricité qu'on n'avait pas à produire, c'était pas mal aussi...

- Oh regarde la lune ! On dirait qu'elle sort du cratère... une éruption lunaire... comme un nouveau monde en train de naître...

- Et si c'était le signe de la renaissance du nôtre ?

- Si seulement mon amour, si seulement...


Franck Pelé



photo : Jordi Coy

mardi 10 mai 2022

L'amour flou

 





Los Angeles 1962


- Raoul ! Viens voir j'ai peur !!

- Attends je rédige un courrier à la main pour remercier Paulette pour son invitation !

- Pourquoi tu précises à la main ? Je me doute bien que tu ne vas pas envoyer un mail ou un message WhatsApp...

- Un message quoi ?

- Et bien je ne sais pas... C'est venu comme ça... C'est un peu fou je sais... J'ai fait un rêve vraiment bizarre cette nuit, dans lequel un médium me disait plein de noms communs totalement étrangers... Et une fois que je les répète je ne m'en souviens plus...

- J'ai dit à la main parce que j'aurais pu envoyer une lettre tapée à la machine, il y en a une dans le bureau.

- Ah... C'est vrai oui... Viens voir s'il te plaît. C'est vraiment urgent.

- Que se passe-t-il ma chérie...

- Regarde... Love of life est flou... 

- Et alors ? Il faut bouger un peu l'antenne c'est tout.

- Non... c'est le symbole qui m'effraie... tu te souviens de notre conversation d'hier sur l'amour d'une vie ? Et aujourd'hui ces mots qui s'inscrivent sur cet écran... sans pouvoir se stabiliser, sans aucune netteté définitive...

- Alors déjà c'est Love of life, pas love of my life...

- Oui merci Churchill, je suis au courant, je suis quasi bilingue je te rappelle alors que toi tu parles anglais comme François Hollande... 

- Comme qui ?

- Ah... voilà ça recommence... un nom dans mon rêve... bref. Peu importe Raoul, qu'on parle de l'amour de la vie ou de l'amour d'une vie, le sens de notre conversation d'hier est clairement suggéré. Je t'avais dit que l'amour d'une vie ça ne voulait rien dire et tu vois ça c'est un signe.

- Simone... L'amour d'une vie ça veut justement tout dire. C'est toi qui décides. 

- Mais non c'est la vie qui décide.

- C'est toi qui décides Simone ! Si tu décides que rien ne vaut ta liberté, ton indépendance, ton goût pour la séduction, ton envie d'être rassurée sur ta beauté et ton glamour alors effectivement, l'amour de ta vie ne s'écrira jamais en lettres haute définition devant toi. Il faut se battre pour le beau.

- Tu sais ce qu'il te dit mon goût pour la séduction ?

- Malheureusement oui, je sais, et ça fait bien plus peur que tous les mots fous du monde. 

- Depuis quand il faut se battre pour aimer ?

- Depuis que la routine use le monde ! Depuis que le vice se cache dans toutes celles et tous ceux qui veulent prendre la place des heureux ! Depuis que rien n'est acquis, depuis que rien ne dure !

- C'est gai... Je préfère acheter des bottes ou des jupes longues tu vois, ça on ne s'en lasse jamais...

- Si tu te bats avec une volonté exceptionnelle pour l'amour de ta vie, pour celui qui t'aime comme on ne t'aimera plus jamais, si tu lui donnes une place de choix dans ta vie, si tu n'as pas peur de l'inscrire sur tous tes murs verrouillés par tes traumas, alors oui tu cultiveras l'exceptionnel tous les matins du monde.

- Parce que je ne t'aime pas plus que tout au monde ? Je ne te dis pas depuis toujours que tu es l'homme de ma vie ? Je ne te dis pas jour et nuit que tu es extraordinaire ?

- Je te connais Simone, tu peux me dire tout ça et le vivre aussi intensément que tu le penses au moment présent, mais je sais que tu peux disparaître du jour au lendemain, parce que seule ta route compte vraiment.

- C'est horrible d'être avec quelqu'un comme moi... Tu crois que j'ai peur de l'avenir ?

- Tu es complètement flippée de l'avenir et de tellement de choses encore ! Tu veux toujours être disponible pour ce qui pourrait te faire encore plus reine que celui que tu as fait roi ! À chaque solution que je te propose tu mets un frein, tu ne veux pas qu'on s'embrasse devant des gens qui pourraient te reconnaître ou des personnes de ton ancienne vie, tu as des élans fous d'amour dans notre bulle et c'est comme si tu préservais ton image de femme disponible ou toujours indépendante aux yeux des tiens et peut-être aussi aux yeux du monde !

- Je suis désolée d'avoir peur ! C'est comme ça ! On ne sait pas de quoi la vie est faite ! L'amour inconditionnel c'est pour les enfants, les parents, point ! Et encore ! Concernant les parents, c'est parfois difficile quand ils n'ont pas eu cet amour inconditionnel pour toi ! Et je ne sais pas si je veux vivre le quotidien et regarder Netflix dans un canapé pendant que tu penseras à une autre !

- Net quoi ?

- Je ne sais pas ! C'était dans mon rêve ! Et il ne faut pas aller à Dallas l'année prochaine, il faut appeler Kennedy, je ne sais pas pourquoi, c'est comme ça !

- Mais je ne penserai jamais à une autre ! On ne pense pas à une autre quand on sait !

- Mais on ne sait jamais Raoul ! Jamais !

- Mais si on sait ! Je suis la preuve vivante qu'on sait ! Et tu es la preuve qu'on peut fuir les évidences les plus immenses à cause de cette envie de rester libre pour plaire à tout le monde et te sentir belle et désirable !

- Ah tu crois ça ? Je veux plaire à tout le monde ??

- Mais oui Simone ! Oui ! Tu ne supportes l'idée de passer ta vie à plaire à une seule personne, surtout s'il n'a pas la fortune ou la gloire d'un Cary Grant ou d'un Clark Gable ! Tu te stabiliseras, peut-être, le jour où tu auras plus confiance en l'autre qu'en ta beauté charmante qui te promet toujours plus haut !

- Et bien je vois que c'est l'amour fou...

- C'est l'amour flou Simone ! L'amour flou ! Parce que tu ne veux pas régler la mire ! Tu ne veux pas de la perfection qu'on construit à deux, tu veux juste que la tienne ne soit pas abîmée ! Jamais ! Par rien ! Tu veux ton agenda disponible, ton avenir disponible, ta beauté disponible, au cas où quelqu'un pourrait te mettre sur un piédestal encore plus haut perché que celui sur lequel je t'ai installée ! Je t'aime pour mille vies et tu n'as même pas envie de prendre le risque d'une seule !

- Je suis terrorisée ! Tourmentée ! Perdue ! Je t'aime follement, j'adore tout de toi ! Mais il y a des choses qui me déplaisent parfois, comme lorsque tu dis "on va manger" au lieu de "on va dîner".

- Oh c'est grave ça dis-moi... C'est vrai qu'il faudrait quitter quelqu'un qui dit "on va manger"... Tu ne m'as pas dit que tu adorais mon élégance et mon style d'expression ? Parce que tu crois que tu es parfaite avec tes petites intonations de coiffeuse dans certaines de tes fins de phrase ? Ces coiffeuses que tu adores démonter en règle ?

- J'ai des intonations de coiffeuse moi ?

- Oui !! Avec ces "mais si han..." quand tu fais ta petite girly superficielle ! Et tu ronfles ! Et tu ne supportes pas qu'on t'entende pisser ce qui dit tout de la maîtrise de ton image que tu veux parfaite ! Et tu fais toujours la même pose sur les photos avec ta bouche en cul de poule à se demander si ce n'est pas une petite annonce pour le cul de la poule ! Et pourtant je t'aime ! Follement ! Aucun défaut n'a de prise sur moi et sur ma certitude de signer pour l'éternité avec toi !

- Tu n'as rien dit sur mes dents ? Je suis étonnée ! Je ne parlerai pas de ta parano à croire que le monde entier te veut toujours du mal, de ta petite ceinture abdominale confortable comme tu dis parce que tu préfères regarder les matches que courir un peu ! L'éternité ça n'existe pas ! Personne ne sait de quoi l'avenir sera fait ! On pourra être sûr de l'amour d'une vie pour l'éternité quand le cul de la poule aura des dents aussi alignées que les planètes amoureuses !

- Dans ton rêve là, avec tes mots du futur, j'y étais ?

- Je ne sais plus...

- Moi je sais. Et je te le dis. Je n'ai aucune place dans ton futur. Il doit y avoir un paquet de prénoms mais pas le mien. Alors je te laisse avec ton antenne qui ne captera jamais aucun "love of life" de façon très nette, avec ta beauté que tu me prêtes gracieusement, quoique, parce que tu as prévu de la donner un peu partout, avec tes certitudes aussi immatures qu'une femme qui fait sa crise d'ado à 40 ans, je t'aime plus que tout Simone, mais tu ne sais pas te battre pour celui qui te mérite. Tu ne te bats que pour toi, et pour les tiens, et je n'en fais pas partie.

- Raoul...

- Tu vois là, j'ai tellement envie que tu souffres... très fort... pour que tu approches le dixième de ma douleur... et je serai assez con pour être en manque pendant des mois, pour continuer de regarder ma télé en pensant à cette éternité que tu auras tuée. Et sur mon écran, Love of MY life sera malheureusement écrit en lettres très nettes. Sans aucun réglage à effectuer. Je n'aurai pas d'autre choix que de détruire mon antenne pour ne plus jamais recevoir de message clair... Ce sera sevrage d'écran total pour ne plus être brûlé par mon soleil.

- Je suis désolée que tout se termine ainsi Raoul... J'aurai aimé être celle que tu voulais...

- Tu es celle que je voulais plus que n'importe qui. Tu as juste décidé du contraire. Quand on veut tuer son chien...

- Ah mon chien ! Il faut que je le récupère chez le toiletteur !

- C'est fou comme plus rien ne compte à la seconde où tu le décides... C'est impressionnant d'auto-centrisme... 

- Un rapport avec Bayrou ?

- Avec qui ?

- Je ne sais pas... ça vient de passer comme ça dans ma tête... J'étais tellement heureuse avec toi mon chéri...

- Non... tu étais heureuse avec toi, aimée par moi... Tu sais, depuis quelques semaines, depuis que je t'ai dit que mes économies ne nous permettraient plus de faire autant de voyages comme cette semaine à Los Angeles, je sens que tu dérives, que tu t'éloignes...

- C'est important l'argent, je suis désolée, j'ai besoin d'être rassurée aussi...

- Oui... ça rassure les bijoux et les week-ends c'est vrai... Beaucoup plus qu'un amour inconditionnel... Je t'appelle un taxi...

- Je vais prendre un Uber.

- Un quoi ?

- Mais je ne sais pas pourquoi j'ai dit ça ! C'est fou ces mots qui passent... Je t'aime Raoul... J'espère de tout mon cœur qu'on se retrouvera un jour...

- Arrête, tu es déjà partie, tu espères juste déjà un homme qui te fasse revivre nos débuts avec de beaux moyens... Il est peut-être déjà en train de se faire toiletter avec ton chien, tu prévois tellement tout...

- Je suis désolée... Je sais que c'est injuste, tu m'as réparée, tu m'as redonné goût à tout, tu m'as rendue si heureuse, tu as tellement tout... Merci de m'avoir donné tant d'amour...

- Allez, n'essaie pas d'être désolée, c'est aussi faux que tes promesses et tes toujours.

- Je ne crois pas en l'éternité Raoul !

- Regarde cette petite carte que je garde sur moi depuis que tu l'as écrite, que lis-tu sur cette carte Simone ?

- ...

- Lis s'il te plaît...

- "Quel bonheur d'être ta femme, je serai toujours ta femme Raoul. Je t'aime. Simone"

- Merci...

- J'y croyais intensément lorsque j'ai écrit ces mots...

- On n'écrit pas "toujours" lorsqu'on trouve "jamais" plus séduisant.



Franck Pelé





lundi 2 août 2021

L'avenir nous le dira




 - Tu es pour ou contre Louis de Funès ?

- Pardon ?

- Tu es pour ou contre Louis de Funès dans Rabbi Jacob ?

- Comment ça pour ou contre Louis de Funès ?

- Soit tu es pour et tu n'es plus mon amie, soit tu es contre et je t'adore.

- Mais qu'est-ce que tu me racontes Odile ?

- Simone, tu n'es pas sans savoir que le dernier Gérard Oury est sorti il y a un mois, qu'une énorme polémique agite les réseaux concernant "Salomon est juif" et qu'un comité de soutien à Henri Guybet a été mis en place avant la grande manifestation contre l'antisémitisme au cinéma samedi en huit.

- Hein ? Les réseaux ? Mais quels réseaux ? Les P et T ? Je dois rejoindre Raoul, la 504 est en panne et je ne comprends rien à ce que tu me dis...

- Simone tu réponds bordel !

- Mais tu perds tes bas Odile ou tu fais une crise d'épilepsie là ?

- Est-ce que tu es POUR Louis de Funès ou CONTRE ?

- Mais pourquoi on serait contre Louis de Funès ???

- Parce qu'il est dangereux ! Il a dit à Henri Guybet dans Les aventures de Rabbi Jacob "Comment Salomon vous êtes juif ? Rrrroooo Salomon est juif..." ce qui est absolument choquant et intolérable ! 

- Mais c'est à mourir de rire ! C'est comme si tu disais "Comment Mohammed vous êtes arabe ? Rrrrooo Mohammed est arabe..." c'est de l'ironie, c'est évident ! C'est drôle c'est tout !

- Faux ! On n'a pas du tout assez de recul pour savoir si ça va être drôle ! 7873 personnes sont mortes depuis la sortie du film, certains suite à des cancers foudroyants et le rapprochement avec le choc causé par une telle phrase n'est pas écarté ! De plus, Louis de Funès n'est JAMAIS allé en Israël, quand il danse en rabbin on voit bien qu'il bâcle la danse et on est beaucoup à penser cela ! On défilera samedi pour demander le retrait du film et la condamnation de Louis de Funès ! Et attention hein, y'a eu des gens choqués, va y'avoir des violents si certains veulent rire de ça. Qu'on croise UN clown dans la rue tiens, UN seul soutien au funèste louis, il sera vu comme un collabo ! 

- Et pourtant y'en aura des clowns dans votre manif...

- Et l'autre Oury là... Ouryra bien qui Ouryra le dernier !

- Mais Gérard Oury EST juif ! Il s'appelle Max-Gérard Houry Tannenbaum ! Tu imagines bien que c'est tout sauf antisémite !

- On ne sait pas ! Tu as vu ses papiers toi ? Personne ne le sait s'il est vraiment juif ! Il est peut-être utilisé par Pompidou ! C'est un coup du gouvernement pour que les petits commerces rachètent les banques !!! Tu verras que si ça continue comme ça, toutes les agences bancaires seront remplacées par des petits commerces dans le futur !! 

- Mais t'es complètement déjantée ma pauvre...

- Tiens, regarde là, encore un corbillard, les gens se suicident Simone !! C'est grave ce qu'il a fait le petit dégarni ! Déjà dans le Corniaud je le trouvais louche avec sa façon d'incarner Léopold Saroyan avec autant de désinvolture ! Un sale coup porté au peuple arménien !

- Ok, t'es vraiment touchée là Odile, et salement... Je vais retrouver Raoul...

Le samedi suivant, Simone arrive place de la Bastille, un Louis de Funès en carton pâte est pendu dans le port de l'arsenal, des pancartes disent "de Funès Collabo !", "La grande Magouille !", "Salomon tiens bon !", "Qui sera la prochaine victime ? Bourvil ?", "Réveillez-vous ! de Funès est un fou !"

Simone s'approche d'une femme au sein de la manif qui hurle "de Funès, en Espagne !" :

- Mais pourquoi vous dites des choses pareilles ? Et comment vous avez pu vous réunir aussi nombreux en si peu de temps ?

- T'as qu'à regarder Facebook, tu verras que tout le monde sait ce que tu ne veux pas voir !!!

- Regarder quoi ? 

- Oh là tu débarques toi ! Facebook ! Le réseau où tout le monde peut dire ce qu'il veut !

- Mais Odile me parlait déjà de réseau... C'est quoi un réseau ?

- Dis donc petite, on est en 2021 là, réveille-toi...

- Pardon ? Mais on est en 1973 !

- Ah non, on est en 2021 ma jolie, là on s'occupe de Louis de Funès et demain on va lyncher un type qui vend une voiture à injection sur le Bon Coin.

- Mais pourquoi ? C'est interdit ?

- Le moindre type pro-injection, on lynche.

Au même moment, quelqu'un saisit fortement le bras de Simone et l'appelle par son prénom :

- Simone ! Simone !!! Chérie !!

Elle se réveille en sueur et en hurlant "nooooon ! Je ne suis pas Louis de Funès et je n'ai pas de voiture à injection !!! Et je ne sais pas ce qu'est Facebook !!!!"

- Mais chérie, tu étais où là...

- Oh mon amour... quel cauchemar... jure-moi que le futur ce ne sera pas ça... 

- Mais quoi ?

- Des réseaux où tous les gens peuvent dire n'importe quoi même quand ils n'ont rien à dire, tu vois Ginette et Georges ? Bah c'est comme si tout ce qu'ils disaient au bar ils le disaient à tous les français...

- Je ne comprends pas grand chose chérie...

- On va voir Rabbi Jacob ?

- Quoi aujourd'hui ?

- Oui... c'est peut-être le dernier film de Louis de Funès...


Franck Pelé


vendredi 26 mars 2021

Petite annonce en temps de Covid



Avant de rencontrer Raoul, Simone n'y croyait plus.

Pendant longtemps elle avait espéré sa perle mais elle ne tombait que sur des huîtres, plutôt vides. En ce matin de printemps 2021, elle se décide à rédiger une petite annonce sur un site de rencontre.

Elle ne fera aucune concession, il n'y aura aucun filtre, ce sera elle, dans toute sa splendeur :

Femme masquée cherche homme qui n’aura pas peur d’être démasqué pour que je lui inocule le virus rare de l’amour vrai (possibilité de lui chanter la fameuse chanson « tu avances et je recule, comment veux-tu, comment veux-tu que je t’inocule »).

J’aime les cinémas ouverts, les théâtres ouverts et pleins de monde, les restaurants bruyants et les grandes tablées, j’aime embrasser et enlacer, j’adore être un cas contact, être sous oxygénation renforcée par le souffle pénétrant de mon mec sain traitant, j’aime le gel hydro-alcoolique non gras à base d’eau, j’aime qu’on me tienne la porte et c’est moi qui choisis celui qui me soulève la jupe, sinon ce sera bourre-pif façon puzzle parfum bactéricide, je ne suis pas une tata mais je suis plutôt flingueuse.

J’aime rouler vite, fumer un peu d’herbe en écoutant Barbara ou Radiohead, si tu me tires les cheveux je ne porterai pas plainte mais si tu me les abîmes tu prendras dix ans, et faudra penser à te faire refaire le nez, j’aime porter des bas sans que tu me regardes de haut, j’aime les réunions de plus de six personnes en intérieur mais uniquement pour des jeux de société ou des dîners entre amis.

Je suis vegan ascendant côte de bœuf, un mec c’est comme le gluten, c’est pas bon pour la santé mais on peut pas s’empêcher de vouloir vivre avec, j’aime changer les ampoules et je déteste que tu ne sois pas une lumière, j’aime ne pas mettre de gants, si tu me manques de respect je peux te mettre minable en public, genre tu seras livid-19, en revanche si tu me traites comme une princesse, une reine, bref tout sauf une pouf de table ou une plante verte, je te ferai roi, indéboulonnable.

J’aime crier, hurler, surtout quand on marque dans les arrêts de jeu, je suis loin d’être une quiche et je ne fais jamais de salade mais je suis sensible des pattes arrière alors on évite de me prendre pour une buse sinon l’aile peut partir aussi vite que la cuisse, j’ai le bassin homologué donc tu viens uniquement si tu sais nager et le caleçon de mauvais goût est proscrit, si tu as le matériel pour nager tu restes dans ton couloir.

J’ai eu la fibre maternelle mais je suis passée à la fibre optique, si tu ajoutes des conneries à ma playlist Netflix je peux vider ton shampooing antipelliculaire dans tes fringues mais je me mets rarement en colère, sauf si je me rends compte que je ne peux jamais compter sur toi, si tu ne fais jamais ce que tu dis et si t’es un lent.

Tu auras le droit de perdre tes cheveux mais pas ton élégance ni tes idées généreuses, tu auras le droit de prendre du ventre mais ne gonfle jamais de l’ego, et si je porte les courses plus que toi sur une année fiscale tu seras expulsé juste avant l’hiver.

J’ai les extrémités sensibles alors pendant les auditions à l’aveugle on n’appuie pas sur le buzzer comme un malade sinon y’a peu de chance que le fauteuil se retourne, de la finesse, de la précision, comme avec la langue, c’est très important pour moi que tu maitrises la langue, si tu fais trois fautes par mot tu peux déjà passer à l’annonce suivante, en revanche si tu aimes la lettre je serai ta plus belle enveloppe.

Je déteste qu’on m’écarte sans me demander d’un projet intéressant, qu’on m’infantilise ou qu’on me caricature, je suis, au minimum, au même niveau que toi, si tu me vois donc plus volontiers dans la cuisine qu’en bout de table ou au volant, merci de t’acheter un bon magnétoscope et de vivre avec ton temps.

Si tu remplis toutes ces cases, tu auras alors toutes les chances du monde d’être la clé de cette éternité à laquelle je croirai quand je la verrai.

Et je te rappelle qu’il n’y a qu’une seule serrure pour cette clé, essaie d’ouvrir une autre porte, une seule, et tu auras une vue imprenable sur tes regrets éternels.

Si tu ne tournes que dans la mienne, si tu es fait pour m’ouvrir, vers les horizons les plus infinis, je serai la plus loyale, la plus aimante, la plus fidèle de toutes les femmes du monde.

Merci de bien relire, si tu restes c’est que tu es sûr de toi.

Toute sortie est définitive.



Franck Pelé

mardi 14 juillet 2020

Sixties Covid & boules pour le chat


Simone descend du train, elle sait que dans quelques minutes elle va retrouver son amour, dans ce Paris délicieusement estival.

Il lui a dit qu’il l’attendait dans la petite rue sur le côté, sortie Mouchotte. La longueur du quai est déjà insupportable.

Elle ne sait pas que Raoul a déjà remonté tout le quai et l’attend, au détour d’un panneau publicitaire. Ils se voient, même avec un masque ils se reconnaîtraient entre mille, deux regards aussi intenses l’un pour l’autre ça n’arrive qu’une fois.

Ils s’étreignent, enfin, tout est tellement puissant, à la seconde où ils se retrouvent un extraordinaire sentiment d’idéal inonde les corps et les cœurs, c’est comme si toutes les parties incomplètes du monde se complétaient en même temps, comme s’ils inventaient un monde parfait à chaque fois qu’ils étaient ensemble.

Ils s’embrassent, le temps est suspendu à leurs lèvres, à leur flamme, l’amour d’une vie est démasqué, pas un seul virus n’oserait défier leur fièvre, quand on s’aime à une telle température, on est immunisé contre toute attaque extérieure.

Ils montent dans la dauphine bleu canard de Raoul. Il l’emmène pour la première fois dans son nouvel appartement dont il a refait la déco. À deux pas de la place de Catalogne.

Dans l’escalier qui essaie de tourbillonner aussi fort que la magie du couple qui l’emprunte, Simone palpite, elle oublie tous les soucis laissés en province, elle revit, Raoul lui, explose d’un bonheur auquel il a osé rêver quelques fois, sans jamais y croire vraiment.

Cet amour-là, c’est un peu comme si vous aviez la preuve que Dieu existe juste après votre mort. Ou même avant. C’est une croix dans une case qui n’est quasiment jamais cochée dans une vie. C’est un cadeau fait à ceux qui n’ont jamais cessé d’y croire, même après l’enfer de l’injustice, après les déceptions de l’injustesse.

Raoul donne la clé à Simone :

- à toi l’honneur chérie...

- Ooooh mais c’est ravissant ! J’adore !!

- Tu aimes ? J’adore la déco années 60... J’ai trouvé plein de choses d’époque.

- En même temps on est en 62...

- Oui pas faux... Tu veux un thé ?

- Un thé ? Non je veux un rhum arrangé... ou je vais peut-être t’arranger un peu avant de reprendre de l’énergie pour déranger les voisins...

- Les voisins sont partis depuis trois semaines avec la Covid... ils ont une maison à la campagne ils ont préféré travailler de là-bas...

- Ah ça y est ? Les parisiens se souviennent que c’est pas mal d’avoir un jardin et un horizon dégagé ? Bien les gens... La Covid ? On ne dit plus Le Covid chez vous ?

- Pas que chez nous, en fait après analyse la bonne formule c’est La Covid.

- Après analyse ?? T’imagines si après analyse alors que tu dis le contraire depuis des années on te dit « alors maintenant, et ce depuis la dernière analyse, on dit Le chaise, Le moutarde, La métro, Le bouche, Le baignoire » ? À part Jane Birkin ce serait invivable pour tout le monde !

- J’ai très envie de te prendre le bouche mon amour de ma vie...

- Je vais d’abord prendre le douche si tu veux bien mon bonheur florissant, parce que j’ai voyagé entre deux cousines du Gers dont j’aurais pas aimé être le masque...

- C’est comment dans le sud au niveau des distanciations sociales ? Et le professeur Raoult tu y crois toi ?

- Pfff... c’est n’importe quoi la politique de ce pays, on navigue à vue depuis le début. Ils viennent de nommer Pompidou Premier Ministre et on continue de faire n’importe quoi. Tu peux manger assis au restaurant sans masque mais si tu vas à la caisse ou aux toilettes tu mets ton masque ? Parce que si tu es assis le virus arrête de circuler ? C’est n’importe quoi... Aux toilettes encore, surtout si tu passes après les cousines du Gers je comprends que tu portes un masque, à oxygène ce serait mieux d’ailleurs, mais là c’est le flou artistique. Quant au professeur qui sait tout là, il a peut-être raison mais il est d’une arrogance qui annule toute envie d’y croire chez moi. Pourtant j’aurais adoré craquer pour le sauveur de l’humanité hein, Simone et Raoult ça claque, t’imagines les journaux ?

- Pourtant il a prouvé qu’il y avait moins de cas chez lui, il a répondu à la commission et a ridiculisé certains députés...

- Il a aussi été prouvé qu’il avait menti en commission, que ses chewing-gums à la chloroquine là ça pouvait aussi tuer certains patients et nombre de grands professeurs qui ne sont pas liés au lobby de big pharma ont hurlé à la dangerosité de ses propos. Qu’il se lave les cheveux déjà et peut-être que j’écouterai avec un peu plus d’ouverture...

- Moi j’aime bien Raoult, il tape dans la fourmilière, il se bat contre les puissants, il résiste, c’est une sorte d’Astérix.

- Plutôt Hystérix non ? Ou Panoramix croisé avec schtroumpf grognon ?

- Bon on s’en fout... tu vas prendre ton douche ? Parce que j’ai très envie de mon beauté de femme... Are you « on » right now ?

- I’m always « on » with you... mais en attendant j’aimerais que tu ailles acheter du pain.

- Acheter du pain ? Mais il est plus de minuit chérie !!!

- Et bien tu fais comme si tu pensais que c’était possible d’en trouver, tu vas tourner un bon quart d’heure et tu vas te souvenir que rien n’est ouvert à cette heure-là mais tu vas t’en souvenir seulement dans un quart d’heure.

- Ne me dis pas que c’est encore ton trip d’avoir besoin d’être seule au monde quand tu vas aux toilettes...

- Je ne PEUX pas aller aux toilettes s’il y a quelqu’un dans un périmètre de cinquante mètres autour de moi ! Tu ne veux pas être responsable d’une occlusion intestinale ? Alors va chercher du pain Raoul s’il te plaît !

- Mais je sais que tout est fermé c’est complètement idiot !

- Qu’est-ce qui est ouvert à Montparnasse à cette heure-ci ?

- Les sex-shops...

- Alors va m’acheter des boules de geisha.

- Des quoi ?

- Tu demandes à la caisse ils vont t’aider.

- C’est pour mettre dans le thé ?

- Dans la théière plutôt... allez Raoul s’il te plaît !

- Mais quand on vivra ensemble il faudra que je sorte à chaque fois que tu veux trôner ?

- Non je vais gérer sur la durée, je vais travailler sur moi mais là s’il te plaît va acheter un radiateur, graver un cœur sur un tronc, compter les étages de la tour, ce que tu veux mais sors au moins dix-sept fucking minutes !

Raoul est parti rue de la gaieté, il est entré dans un sex-shop, il ne se souvenait plus du nom, il a demandé des boules pour le chat, le personnel a explosé de rire, il est remonté, Simone était délicieusement fraîche, douchée, prête à accueillir l’homme qui la faisait grimper en haut de la tour comme personne, ils ont fait l’amour jusqu’à ne plus en pouvoir...

Puis quelques minutes après, Simone regarde Raoul et lui dit :

- j’adore faire l’amour avec toi, j’adore rire, jouir, voyager, rencontrer du monde avec toi, en fait j’adore tout faire avec toi...

- Sauf...

Et ils partirent dans un fou rire aussi beau que tout ce qui les lie.

Simone et Raoul étaient de ces couples rares, intemporels, de ceux qui sont faits l’un pour l’autre, sur-mesure, et ont la chance de se trouver. Elle avait un peur de ces femmes qui ont été là avant elle, il avait un peu peur de ces hommes qui auraient pu être là à sa place, mais ils savaient qu’ils étaient arrivés à un tel sommet...

On ne descend jamais du sommet de l’amour.

Ils en avaient fait la promesse, the pinky one, comme une alliance indestructible.

Un jour l’alliance sera réelle, et son éclat illuminera jusqu’aux montagnes les plus perdues.



Franck Pelé

lundi 6 avril 2020

Tomber les masques



- Vous savez que je suis tombé amoureuse de vous en vous lisant ? Vous devez me prendre pour une folle...

- Absolument pas. Parce que je suis moi aussi tombé amoureux de vous en vous lisant. Et puis j'ai entendu votre voix au téléphone. Je suis alors tombé éperdument amoureux de vous. À présent vous êtes ici, à mon bras, je ne vois que vos yeux, et ils me disent déjà tout de votre bouche.

- Pourquoi m'avoir demandé de mettre ce masque ? Et pourquoi en portez-vous un ?

- Parce qu'il nous faut nous protéger. Nous ne devons pas nous embrasser.

- Je n'embrasse pas au premier rendez-vous vous savez.

- Et vous prenez souvent le bras de votre premier rendez-vous ?

- Non... Jamais.

- Je vais vous raconter une histoire. Vous savez les hommes sont parfois durs, mais les femmes peuvent se révéler incroyablement dures. Elles peuvent tout vous donner, vous amener au plus haut point de votre sensibilité amoureuse et de votre capacité à faire confiance, et en une seconde tout vous reprendre. Parce qu'elles estimeront que ce sera la clé de leur équilibre à ce moment-là. Même si elles vous auront juré quelques heures plus tôt que c'était vous la clé.

- Vous n'aviez qu'à choisir une femme moins instable...

- Non ça n'a rien à voir avec l'instabilité. En fait peut-être un peu oui, parfois, mais vous avez surtout ce pouvoir de nous faire croire en un visage, en une voix, une douceur, un amour énorme, ce pouvoir de nous promettre la lune et de la décrocher quasiment devant nous, dont le coeur n'aura jamais été aussi battant. Puis de nous enterrer en deux phrases si ce que vous vivez ne vous arrange pas à un moment clé de votre réflexion. Les compliments se transforment alors en mots durs, presque insultants, et on ne sait plus qui a été travesti du compliment ou de l'insulte.

- C'est vrai. Oui c'est vrai. Nous avons cet égoïsme là. Peut-être parce que nous portons notre lutte en nous, peut-être parce que c'est notre force d'avoir ce pouvoir sur vous. Nous possédons ce pouvoir, en quelques tirades, avec une tonalité de voix, une intensité de regard et quelques mots choisis, de vous emporter. Et nous avons malheureusement celui de tout éteindre en quelques secondes, avec une froideur à glacer les plus grandes flammes. Nous savons trouver autant de raisons de tout éteindre que nous savions trouver mille raisons de vous laisser nous allumer toutes nos ampoules intérieures.

- Mais pourquoi vous autoriser un comportement si violent ?

- Je ne sais pas... L'amour est violent parfois. Il arrive si fort, de façon si imprévisible, si on n'y est pas préparée, si on n'a pas le place à ce moment-là, il prend quand même toute la place et alors tout peut exploser. On peut alors avoir l'indicible audace de sacrifier cet amour-là en l'habillant comme il ne le mérite pas pour le perdre et retrouver le déséquilibre d'avant. Ce déséquilibre avec lequel on avait l'habitude de vivre. Celui qu'on sait maîtriser. Un amour fou qui arrive sans prévenir c'est comme un camion sans frein qui descend les rues de San Francisco jusqu'en bas. On ne sait pas ce qu'il y aura en bas. On ne sait pas comment il va finir.

- Alors vous préférez étouffer cet amour et le précipiter dans un océan de douleur plutôt que de laisser la chance à l'exceptionnel ?

- Ce serait quoi l'exceptionnel ?

- LA rencontre. Ce serait laisser l'homme qui déclenche cet amour fou sauter dans ce camion et le maîtriser. À un point d'équilibre que vous ne soupçonnez pas.

- C'est exactement la raison pour laquelle je suis là aujourd'hui, près de vous, à votre bras. Je sais que vous êtes celui qui allez m'amener à ce point d'équilibre. Pourtant quand on vous voit, on ne jurerait pas de vos talents de pilote...

- L'habit ne fait pas le moine ma chère Simone, même si la légende vous dit adroite au volant... J'espère vous conduire aux quatre coins de notre monde exactement comme vous en rêvez, au rythme de votre ivresse.

- Je n'en doute pas une seule seconde. Et alors pourquoi ce masque vous ne m'avez pas dit ?

- Parce que la dernière fois que j'ai souri à une femme avec tout l'amour du monde, elle m'a dit "je suis folle de toi" puis elle m'a dit qu'elle rêvait que je l'emmène jusqu'à son rêve de robe blanche, puis elle a eu des mots magnifiques sur mon honnêteté, ma loyauté, ma générosité amoureuse, et quelques jours, quelques heures plus tard, je n'étais plus rien, le timing n'était plus bon, les chansons que je lui chantais n'étaient plus les plus beaux cadeaux d'amour du monde, j'étais imposteur, manipulateur, ou pire, elle disait on ne peut pas s'aimer sans se vivre, alors qu'elle jurait tout le contraire depuis des jours et des nuits, vous connaissez l'expression, quand on veut tuer son chien on dit qu'il a la rage.

- S'il y a bien un homme qui ne prend la place de personne c'est bien vous. Vous êtes à votre place et pas un seul ne saurait y rester. N'écoutez pas les impostures. Lisez les vraies postures. Vous pouvez tomber le masque Raoul, je sais bien que vous n'avez pas la rage, à part peut-être celle d'aimer comme aucun autre...

- Simone. Je vous aime. J'ai trop souffert de l'avoir dit et d'y avoir cru sans avoir jamais imaginé que le masque cachait autre chose que la bouche de ma vie. Comme je vous l'ai déjà écrit la semaine dernière, l'exceptionnel existe, j'en suis convaincu. Mais il faut deux volontés exceptionnelles pour qu'il dure. Vraiment. Si l'un des deux lâches prise, tout s'écroule. L'amour rare est un édifice qui demande une architecture comme on n'en fait plus, une formidable mécanique de précision. C'est d'ailleurs pour cette raison que les couples ne tiennent plus, on ne peut pousser les murs qu'à deux. Alors voilà, si vous êtes d'accord, je voudrais que pour la première fois de ma vie, la femme que j'aime le plus au monde tombe le masque devant moi. Et je voudrais être le premier témoin, à jamais, de la qualité de son sourire, de son bonheur d'être là, avec moi, de son éternité radieuse. Avoir la chance et le bonheur de voir que sous le masque c'est votre âme qui m'attend.

- Raoul, je vous préviens, je n'ai jamais été aussi sûre de vouloir le tomber ici, avec vous, devant vous, pour vous. Vous ne verrez rien d'autre que ce que vous sentez depuis la première seconde. Je ne vous ferai jamais faux bond, je resterai la même, mon amour sera constant, même si je vous volerai quelques fois dans les plumes, je ne suis pas de celles qui crient "j'ai tout de suite su" et qui disparaissent, ni de celles qui vous enterrent juste après avoir vous avoir dit quel trésor vous étiez, je serai la même, je ne déguise aucun mot, je les assume tous, ce que je suis est l'exact reflet de ce que je vous dis, de ce que je vous écris, je ne serai instable que si je me casse un talon. Mais je vous préviens, en enlevant ce masque, je prends le risque d'être contaminée par votre amour s'il est dangereux, alors soyez vous aussi fidèle à ce que vous me dites ressentir pour moi, sans jamais trahir votre intensité et la beauté de votre intérieur.

- Je vais tomber le masque Simone. Et je vais vous embrasser des heures. Des semaines. Puis des années. Sans jamais être immunisé contre ce virus dont je veux bien mourir un jour tellement je l'aurai embrassé à pleine bouche. Votre amour.

- Maintenant que je suis démasquée, comment me trouvez-vous ?

- Tellement belle. Belle comme une promesse tenue...


Franck Pelé

mercredi 26 février 2020

Une énigme à résoudre



Avant de rencontrer Raoul, Simone a vécu une histoire avec un homme qui a osé la trahir.

Si elle avait elle-même connu le sentiment interdit, celui qui fleurit à un moment où le cœur est censé être pris, elle n’avait jamais menti avec le cœur, elle avait tu les choses, mais les maquiller jusqu’à mentir effrontément, jamais.

Ce jour où tout a basculé, un jeudi pluvieux, elle était rentrée plus tôt d’un séminaire à Francfort.

En rentrant dans leur appartement, elle a remarqué une chemise qu’elle ne connaissait pas, une cravate qu’elle ne connaissait pas et une boîte, vide, portant la même marque que la cravate.

Elle s’est demandé si sentir une chemise était un réflexe féminin en la portant à son nez.

Elle a respiré profondément le col, l’intérieur des pans de la chemise, elle aurait juré qu’un parfum de femme flottait encore sur ce tissu qu’elle détestait déjà mais elle n’était sûre de rien.

Quand son homme est rentré, il s'appelait Pierre, elle n’a pas pu tenir bien longtemps après leur étreinte officiellement heureuse pour lui demander à qui appartenait cette chemise et d'où sortait cette cravate neuve.

Il lui a montré son visage le plus étonné devant cette question, lui a dit qu’il s’était effectivement fait un petit plaisir en s’achetant une chemise et une cravate et a tourné les talons pour aller prendre une douche.

Alors qu’il se prélassait sous l’eau chaude, Simone restée dans la chambre, a enlevé son haut, enfilé la chemise, noué la cravate, ajusté le tout puis en regardant le miroir, elle a senti qu’il y avait quelque chose d’anormal.

Alors qu’elle venait de dénouer la cravate et de retirer la chemise, en posant le tout sur le lit, soudain elle comprit. Ivre de colère silencieuse, elle a ravalé un océan de déception et a quitté la scène.

Quand Pierre est sorti de sa douche, Simone avait disparu, jamais il ne la reverrait.

Ce n’est pas une question de taille de chemise qui a fait comprendre à Simone qu’elle avait été trompée, Pierre était aussi fin qu’elle, mais un détail qu’elle avait d’abord remarqué sans vraiment y faire attention, en faisant un geste qu’on fait des milliers de fois dans une vie.

Puis en se regardant dans le miroir, qui reflétait toute la pièce, allez savoir si cette dernière précision est une diversion, elle a compris. En fixant son regard à un endroit, et en prenant conscience de ce geste familier qui avait eu soudain une douloureuse signification.

Franck Pelé – Février 2020

jeudi 28 novembre 2019

Les nouveaux sauvages



- Chérie, je n'arrive pas à légender cette photo viens m'aider !

- Oh Facebook !

- Pardon ?

- Non rien, ça me fait penser à Facebook ta photo... Officiellement c'est une jolie jungle où chaque animal a envie de raconter sa vie à tous les autres dans une formidable atmosphère de bienveillance mais en fait tout le monde se bouffe à la première posture un peu trop affirmée...

- C'est le léopard qui te fait penser à ça ?

- C'est un guépard Raoul...

- Tu es sûre ?

- Ah oui je suis sûre oui, mais forcément toi tu n'as connu que de la MILF à string léopard et aucune à string guépard donc tu ne sais pas faire la différence.

- Alors ça c'est totalement gratuit... Je n'ai connu aucune milf déjà, pour commencer, enfin à part toi je veux dire...

- Tu retires ça tout de suite !

- Ah tu vois ? Quand tu cherches c'est normal il ne faut pas s'offusquer, mais si on te cherche alors là c'est tout à fait inadmissible. Bon je retire. Quelle est la différence alors ? Les tâches sont plus grosses sur l'un que sur l'autre ?

- Non ce n'est pas tout à fait ça, c'est vrai qu'il y en a un qui est plus costaud, plus lourd que l'autre, le léopard est plus massif que le guépard qui lui est tout en muscles, très sec, comme un lévrier, un peu comme si je te comparais à mon frère.

- Et bien sûr je suis le plus lourd des deux...

- Raoul enfin, ne fais pas ta victime, on ne va pas non plus tout prendre comme une attaque personnelle, évidemment que tu es plus lourd que mon frère c'est une réalité.

- Remarque, plus sec que ton frère c'est compliqué, un saucisson peut-être, qui aurait séché douze ans au soleil...

- Gratuit...

- Pas plus que ta comparaison à deux balles Simone... Si je te dis que la lionne et la tigresse se ressemblent, un peu comme ta sœur et toi et que c'est toi la lionne parce qu'elle est plus lourde et plus touffue tu sautes de joie ?

- Moi je suis plus touffue que ma sœur ?

- Ah oui largement !

- Et comment tu sais ça ? Tu y connais quelque chose à la touffe de ma sœur ?? Tu as quelque chose à me dire Raoul ?

- Mais je parle de ta crinière chérie enfin !

- Quoi ma crinière ? Elle ne te plaît pas ma crinière ?

- Mais pourquoi dès qu'on fait un constat particulier il faut absolument que ce soit une critique, que ce soit contre quelqu'un ou contre quelque chose ???

- Et ben voilà, exactement comme Facebook c'est ce que je disais. Oui c'est ça, on ne peut plus rien dire, et on n'accepte plus rien de l'autre si ça ne va pas dans notre sens.

- Merci de le reconnaître !

- Oui c'est vrai pardon...

- Pincez-moi je rêve... tu as dit pardon immédiatement sans sortir quinze arguments gonflés de mauvaise foi ?

- Oui Raoul je sais ça va, j'ai dit pardon mais si tu commences à me titiller on peut y passer la nuit si tu préfères...

- Non non c'est bon... Bon donc c'est un guépard attaqué par des hyènes...

- Non des chiens sauvages... ce sont des "wild dogs" qui attaquent en meute...

- Et pourquoi tu me parles de Facebook sans arrêt, quelque chose t'a contrariée sur ce réseau ?

- Franchement ça devient un tribunal d'une violence inouïe, en fait quand les gens sont choqués ou simplement contrariés par ce qu'ils perçoivent comme de la violence ou juste une idée contraire à la leur, ils te font ton procès en te reprochant une position jugée malveillante avec une malveillance extrême ! C'est le royaume du faites ce que je dis mais pas ce que je fais...

- Ah oui je vois... moi aussi je me suis rendu compte de cette évolution...

- Tu crois que c'est une évolution ? C'est tellement faux-cul depuis toujours... Déjà il y a dix ans je me souviens de l'hypocrisie qui régnait... Quand Evelyne mettait une photo d'elle tout le monde commentait "trop belle", "magnifique", "superbe" ! Attends, je veux bien qu'on soit à l'époque de la bienveillance et du karma que l'univers te renvoie mais Evelyne elle a une tête de pilier de bar, elle a des poches sous les yeux tu pourrais y ranger ton gloss, elle a des cheveux on dirait de la laine de verre et un double menton plus épais qu'un triple cheese, alors superbe, magnifique, les gens qui disent ça, soit ils sont sur son testament, soit ils veulent lui emprunter du blé, soit ils font partie du Rotary Club des Faux-Culs de l'année ! Et vu ce qu'elle envoie à l'univers, elle ne devrait pas tarder à se prendre un frigo sur la tronche lors d'une innocente promenade en ville !

- Tu es dure là...

- Mais non je ne suis pas dure, ce n'est pas méchant, ce n'est pas contre elle, c'est la réalité ! Si je mets une photo de mon intestin grêle on va dire "superbe", "magnifique" ! J'exagère mais à peine...

- C'est vrai que si je dis que je me trouve moche ou vieux on va me dire "il faut s'aimer soi-même avant de pouvoir aimer les autres", et si je poste une photo de moi que je trouve pas mal, on va dire que je suis narcissique.

- Moi si je dis ce que je pense avec force et conviction, il y aura toujours un donneur de leçon ou un juge de paix foireux pour me dire ce qu'il faut penser, et le pire c'est que ces je-sais-tout te font la morale avec une agressivité qui tutoie la prétention, et si tu oses te défendre, donc juste répondre, on te sort le diptyque ego sur-dimensionné/narcissique, ah non je ne peux plus...

- C'est marrant juge de paix foireux... tu l'écris comment ?

- Quoi ?

- Non rien... et donc ? Pourquoi tu restes ?

- Mais comme tout le monde, pour dire ce que j'ai à dire ! Mais surtout pour partager, pour me nourrir, par curiosité, et puis on est tous pareil hein, c'est notre petit côté voyeur... On jure en claquant la porte mais on mate à travers toutes les fenêtres ouvertes, à l'affût de la faute, ou du truc intéressant... M'enfin surtout de la faute quand même. T'as l'impression de passer le code quand tu postes un truc, si y'a une erreur, t'as un jury composé de gens dont tu ne savais même pas qu'ils étaient là qui te disent "coupable" ! Et comme t'as pas passé le code, ils te refusent le permis de poster.

- Si tu vas voir J'accuse tu soutiens Polanski, si tu ne vas pas le voir tu es féministe extrémiste, si tu y vas juste pour le sujet du film, on dit qu'il ne faut pas dissocier l'homme de l'artiste, et les mêmes qui vocifèrent sur le cas Polanski lisent Céline ou vont à une expo Gauguin, si tu es juif tu te sens presque obligé de soutenir un film qui défend la mémoire d'une victime de l'antisémitisme, si tu n'es pas juif et que tu appelles au boycott certains te traiteront d'antisémite, si tu appelles une femme mademoiselle tu veux forcément la mettre à genoux, si tu es galant tu montres une forme de supériorité, si tu ne l'es pas tu es macho, si tu veux acheter un chien on te hurle dessus parce que tu n'adoptes pas, si tu en adoptes un on te dit quelle race il faut prendre et quel refuge a besoin de toi, si tu dis que tous les hommes ne sont pas violents on te chope par le statut et on te dépose sous la guillotine parce que ça sous-entend la négation de la femme battue, si tu dis que certaines femmes sont violentes, certaines femmes te regardent de haut, comme le faisaient ces hommes qui niaient l'évidence, ceux que ces mêmes femmes combattent aujourd'hui, donc oui, c'est vrai que c'est le siège social de l'ironie nauséabonde ces réseaux...

- Ce sont les nouveaux sauvages... Nous sommes les nouveaux sauvages...

- Par contre on peut toujours écouter Claude François et danser sur Alexandrie, Alexandra... alors que la moyenne d'âge de ses conquêtes était encore assez loin de la majorité... Artiste officiellement clean, fans officiellement innocents.

- Si tu manges de la viande, t'es une meurtrière, tu es LA responsable de la planète qui se barre en sucette, si tu mets une fessée à ton fils il faut aller voir un psy parce que tu le traumatises, tiens j'ai raconté ça à ma copine du Sénégal tu sais, elle m'a dit "mais vous les blancs vous êtes graves avec vos règles et vos petites séances d'auto-flagellation psycho machin truc, en Afrique, le gamin, il s'en prend une, et il est pas traumatisé je te promets, il file droit, et il prend pas d'anti-dépresseurs de sa vie !" Si tu te justifies de quoi que ce soit tu n'as pas le droit, si tu dragues t'es une fille de joie, si tu mets une photo de tes seins en photo de couverture on te traite de chienne

- T'as mis une photo de tes seins en photo de couverture ???

- Non c'est pour voir si tu dormais. Bref, mon Raoul, on ne sait plus communiquer. On a envie de tout et de rien, on veut donner et on ne sait plus recevoir, on veut recevoir et on ne sait plus donner, on veut aimer mais on veut tellement que l'autre nous aime à la perfection qu'on tapisse le chemin du bonheur de peaux de banane, ça consomme, ça zappe au premier accroc, les femmes ne veulent plus du sexe faible mais on va tellement vite qu'on a allègrement dépassé la parité et le sexe faible a changé de camp, les hommes se sentent castrés, ils prennent du viagra, ils fument ou ils boivent pour oublier tout ce qui les inhibe, ils n'osent plus mettre le moindre doigt dans l'engrenage de peur de freiner la révolution féminine, tu vois d'ailleurs, là normalement tu aurais dû répondre "moi j'aime bien freiner ta révolution chérie..." ou "ça dépend de l'engrenage..." mais tu n'oses plus...

- C'est vrai j'y ai pensé... Et c'est vrai qu'on en vient à réfléchir avant d'aller sur ce terrain... c'est moins spontané...

- Raoul, je t'ordonne, je te supplie, je te conjure de ne jamais renoncer à ton élan naturel à l'endroit de mon engrenage, si tu devais changer c'est toute ma machine qui en serait grippée.

- Tu ne m'as pas dit la différence entre guépard et léopard...

- Le guépard n'a pas de taches sur la tête, ou très peu, le léopard est couvert de taches, corps et tête.

- Tu en sais des choses mon amour...

- Raoul...

- Oui chérie...

- Tu veux bien mettre ta tenue de mécanicien ? J'ai besoin d'une petite révision je crois...

- Tu n'as pas peur que ça fasse un peu rustre issu du patriarcat et femme objet soumise ce tableau ?

- Tu vas voir si elle va être soumise la femme objet... Et puis on n'est pas obligé d'en parler sur Facebook...



Franck Pelé - Novembre 2019 - Textes déposés SACD

Photographie: Peter Haygarth

mardi 26 novembre 2019

L'ivresse de la chute



En bas de l'escalier, un homme regarde dans le vide, assis sur la première marche, sa tête posée sur ses mains, ses coudes sur ses cuisses, il n'a pas entendu cette femme arriver.

- Monsieur ? Tout va bien ?

- (silence)

- Monsieur ? (Elle lui pose la main sur l'épaule)

- Oui pardon ! Pardon je... j'étais ailleurs... Vous me disiez ?

- Je vous demandais si tout allait bien.

- Je ne sais pas... Je croyais que tout allait mieux mais après l'ivresse de la descente, la chute semble difficile... C'est.. c'est ma décision. Je l'assume.

- Quelle descente ? Quelle décision ?

- La décision de redescendre toute une vie à cheval sur la rampe... là je lève les yeux et je mesure le nombre de marches patiemment construites qui ont défilé... et je me dis que je n'aurai jamais la force d'en reconstruire un aussi long... J'aurais peut-être dû rester là-haut et faire semblant d'aimer, d'avoir du désir pour une femme devenue une autre à force d'être le buvard de toutes les influences les plus toxiques...

- Vous venez de quitter votre femme ?

- Oui. J'ai choisi l'honnêteté de lui dire que je ne l'aimais plus, que nos chemins ne se ressemblaient plus, il paraît que les hommes trompent et que les femmes ont le courage de quitter, j'ai voulu remonter les statistiques... Le prix à payer est très cher Madame. Je n'ai plus de mère, elle a choisi de défendre la pauvre petite victime parce qu'elle revit son divorce à travers le mien, je pensais qu'une mère devait être un soutien inconditionnel...

- Elle devrait oui. Envers et contre tout.

- Elle fait pourtant tout à l'envers et contre moi. Et ma femme a osé mentir, elle a voulu me faire passer pour quelqu'un de violent, vous imaginez ? Avec ce qu'on entend partout à ce sujet ? C'est abject...

- Ne restez pas comme ça... Et puis vous allez attraper la mort ici dans ce froid, allez prenez ma main.

- La mort... Et si on l'attrapait parce qu'on descend trop vite tout ce qu'on a monté ?

- Ne dites pas de bêtises... J'ai quitté un homme il y a six mois, j'étais avec lui depuis douze ans. Pendant douze ans j'étais sûre que c'était lui. Et je pense vraiment que pendant ces douze ans, c'était lui. Mais je suis une autre aujourd'hui, et lui est resté celui qui aurait dû changer. Je suis seule, je ne sais rien de l'avenir, j'ai un appartement trois fois plus petit que le précédent, je ne sais pas comment je vais payer mon loyer, mes parents ne me parlent plus, ils l'adoraient le gendre idéal... Moi aussi j'ai connu l'ivresse de la chute, on peut attraper froid oui, grelotter de peur devant le vide, mais croyez-moi, c'est la vie qu'on attrape, pas la mort.

- Mais regardez le nombre de marches, ces marches ciselées une par une, le temps qu'il a fallu pour que l'œuvre soit belle ! Ici, tomber à genoux pour demander sa main, ici l'annonce d'un enfant à venir, là le ventre rond, la poussette, les biberons, là un travail qui va avec la situation, là un voyage, et les vacances, chaque marche est une année de souvenirs, un projet réalisé, rêvé, et on redescend tout sans se retourner... Et puis on se retourne. Et on se dit qu'on aurait peut-être dû continuer de plaire à tout le monde et de...

- ... de s'oublier ? C'est ça ? Vous regrettez d'avoir quitté cette vie qui n'avait pas de place pour vous ? Cette vie où il fallait plaire à tout le monde, votre femme, votre mère et tous les autres ? Et peu importe si le cœur ne battait plus chez vous ? Non Monsieur ! Pardon mais non ! Vous savez ce qu'on va faire ?

- Non...

- Vous allez remonter cet escalier, vous allez le reprendre marche par marche en prenant le temps de repenser à chaque étape, vous aurez de la fierté pour ce que vous avez accompli, vous ne regretterez rien, vous arriverez au sommet gonflé à bloc, ravi du monde que vous avez construit. Puis vous lui direz au revoir, verbalisez cet au revoir, dites distinctement "au revoir", avec le sourire, des larmes si vous voulez, ajoutez "merci" si c'est mieux, enfourchez la rampe et descendez avec la certitude d'aller vers votre route, vers votre liberté d'être !

- Mais... qui êtes-vous Madame ?  Vous vivez ici ?

- Je vais revivre ici. Je m'appelle Simone.

- Enchanté Simone, Raoul... Vous allez revivre ici ? Parce que vous avez déjà vécu ici ?

- Non. Mais je sais maintenant pourquoi je suis là. Je suis rentrée par hasard par cette cour et je vous ai vu la tête dans les mains. En vous disant ma dernière phrase à l'instant, j'ai senti que chaque mot était évident, comme lorsqu'on sait... vous allez remonter votre temps, votre vie d'avant, et vous allez redescendre, si vite que vous effacerez tous les vents mauvais...

- Mais pour aller où ? Je l'ai fait une fois et le vertige est terrible passée l'ivresse !

- Cette fois je serai en bas. Pour vous attendre. Et je vous promets d'autres vertiges, des ivresses aux sourires indélébiles, remontez Raoul, je vous attends. Vous n'imaginez pas comme votre chute sera douce. Je suis ici. Et avec vous, je vais revivre. C'est précisément ici que je vais revivre...


Franck Pelé - Novembre 2019 - Textes déposés

vendredi 28 décembre 2018

Flamme je vous aime



- Pourquoi tu m'as choisi moi ?

- Parce qu'il n'y avait plus que toi...

- Merci, ça fait plaisir...

- Oooh mon amour, tu ne sais toujours pas quand je te titille après tout ce temps ?

- Je ne saurai jamais je crois... En fait on ne sait jamais sur quel degré tu danses, on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon, et je crois que tu le fais exprès, tu joues un peu là-dessus, ça te permet de dire tes vérités en les habillant de couleurs vives ou légères... Parfois tu mets de l'ironie juste pour le plaisir c'est vrai, mais tu sais aussi être caustique en faisant vibrer des cordes attachées à de vrais problèmes... C'est alors à l'autre de savoir écouter ta musique, et de bien faire attention à privilégier l'oreille plutôt que la susceptibilité. C'est là que ton respect se gagne.

- Tu vois Raoul, c'est justement pour ça que je t'ai choisi toi. Parce qu'aucun autre ne sait me lire comme toi. Parce que tu me sais. Quand je te dis qu'il n'y avait plus que toi, c'est exactement le contraire d'un choix par défaut. Il n'y avait plus que toi à la fin, après tous ceux qui n'ont pas supporté la comparaison, le test de mon exigence, l'épreuve de la patience. En fait je ne t'ai pas choisi, à la fin, il n'en restait qu'un. Tu es un peu mon Highlander à moi...

- S'il devait n'en rester qu'un, je ne pouvais qu'être celui-là... J'aime beaucoup cette idée...

- Ceci dit tu n'as pas été convaincu tout de suite toi... Même si aucun macho, aucun séducteur bourré de pognon ou de connaissances haut-placées n'a résisté à ton authenticité et l'évidence que j'ai vue en toi, tu n'as pas pour autant été immédiatement certain d'être l'homme de ma vie.

- Parce que j'avais besoin de sentir que je l'étais pour toi. Moi j'étais bouleversé et rempli corps et âme de la certitude que tu étais la femme de ma vie. Mais donner tout l'amour du monde a une femme qui ne fait que s'en repaître pour mieux se gargariser de sa faculté à pouvoir faire fondre, j'avais déjà donné. Et quand tu donnes tout à ce genre de femme qui garde tout, tu finis avec un vide si grand qu'il n'y a plus rien pour accrocher quoi que ce soit de palpitant ou de bienveillant.

- Tu parles de cette femme du monde que tu pensais inaccessible et qui n'a jamais été embrassée aussi bien que par toi ?

- Cette phrase t'a marquée je vois...

- Quand l'homme de ta vie te raconte son passé et que dans ce passé il y a un baiser parfait, une alchimie de dingue, et que tu t'aperçois que la belle s'est essuyé les talons de sa lassitude sans un regard pour sa victime, et quand la victime c'est l'homme que tu attends depuis toujours et qu'il n'a forcément pas bien cicatrisé, oui tu t'en souviens... D'ailleurs, le jour où tu m'as raconté cette histoire, je me suis dit, il y a deux solutions. Soit il est cassé à l'intérieur et ne se relèvera jamais de cette déception et de cette chute, soit il s'en relèvera tellement fort que seule sa femme, la seule faite vraiment pour lui, pourra le convaincre que ce en quoi il croit existe toujours.

- Voilà. Voilà exactement qui répond à la question que tu n'as pas encore posée : "et moi, pourquoi tu m'as choisie ?"
Je ne t'ai pas choisie, tu t'es imposée sans en avoir la moindre prétention, tu as pris toute la place. Un caractère bien trempé certes mais tu avais tout, tout ce qu'on peut ressentir de quelqu'un dont on est fou sans en avoir fait étalage. Cette femme avant toi était...

- Etait quoi ?

- Je ne veux pas te faire mal en disant de belles choses d'elle... même si ces belles choses se dissolvent toutes dans la conclusion...

- Raoul... Je sais exactement qui est ce genre de femme. Fais-moi plaisir, raconte-moi ce qui fait que tu es l'homme de ma vie. Raconte-moi ce qu'elle a perdu, ce que j'ai gagné. Ce que nous avons gagné.

- Chérie... c'est fou que tu sois idéale à ce point... que tu réagisses comme tu aurais réagi si j'avais écrit ta réaction dans une histoire... Tu es moi...

- Tu es moi...

- Oui cette femme était inaccessible, de la haute comme disait ma grand-mère. Et surtout, sa beauté faisait d'elle une arme redoutable pour qui voulait la garder. C'est le genre de femme qui ne fera jamais mal si on la laisse passer sans lui accorder d'importance, mais si on veut la garder parce qu'on choisit d'être touché en plein cœur par ses élans spontanés, pleins d'amour définitif et de tous les possibles, alors là on creuse sa tombe amoureuse. Il n'y a rien de plus beau qu'une femme qui tombe amoureuse, mais une femme qui creuse la vôtre, il n'y a rien de pire.

- Mais tu ne l'as pas vue venir avec ses envies de brillant, d'être aimée tout le temps, d'être connue et reconnue ? C'est parce qu'elle était douce que tu n'as rien vu ? Et quand ses mots n'étaient jamais suivis d'actes qui leur donnaient tout leur sens, tu ne sentais rien venir ?

- Elle était douce comme aucune avant toi...

- Oui bon t'es pas obligé Raoul, je ne vais me pendre si tu me dis qu'elle était plus douce que moi...

- Non mais écoute, c'est quand même rare quand une femme te dit qu'elle a embrassé pas mal d'hommes dans sa vie mais que l'effet de ta bouche sur la sienne lui donne l'impression d'une perfection absolue ! Elle a même dit "j'ai l'impression de m'embrasser moi-même tellement c'est bon !"

- Et ça t'avait pas mis la puce à l'oreille ça...

- Mais non arrête ce n'était pas dans ce sens-là... C'était dans le sens "tout ce que tu fais j'aurais pu le faire, chacun de tes mouvements est un des miens"... On a vraiment vécu des moments très très forts, et puis un jour un homme l'a draguée, elle a aimé ça, elle me l'a dit, et est partie avec le même sourire que celui qu'elle avait en arrivant dans ma vie. Je me suis demandé comment on pouvait être aussi brutale avec des lèvres aussi douces. Comment on pouvait être aussi violente sans s'en rendre compte. Si tout se passait comme elle voulait, elle pouvait t'épouser dans l'heure, si tu la contrariais sur une seule chose, elle pouvait te maudire et t'effacer.

- Et tu aurais eu confiance combien de temps en une femme capable de tourner la page aussi vite qu'elle l'a marquée ?

- Mais c'est précisément là le problème ! Quand tu sais que tu as réussi à déclencher quelque chose de rare chez quelqu'un, quand tu entends une femme te dire que tu as inventé un baiser avec elle, quand tu as électrisé son corps juste en...

- Oui bon ça va ce détail là on n'est pas obligé...

- Oui pardon... bref, quand tu vois qu'une femme a toutes les raisons de pouvoir se dire qu'elle a tout pour être amoureuse comme jamais et qu'elle est capable de te rayer de sa vie parce qu'un autre épisode remet du piquant dans la sienne tu te dis, mais le jour où je donne vraiment tout, où je décide qu'après elle il n'y aura plus personne, et si ce jour-là, celle que j'attendais depuis toujours me fait ça, je fais quoi ?

- Quand tu m'as rencontrée, tu as décidé qu'après moi il n'y aurait plus personne ?

- Oui

- Moi aussi. Et s'il y avait eu la moindre chance pour que je sois une de ces femmes capables de te rayer aussi vite que je t'ai entouré tu ne crois pas que tu l'aurais senti et que tu n'aurais pas été si convaincu ?

- C'est vrai... Mais comment garder sa certitude après la chute d'un sommet..

- Ce qui doit arrive arrive Raoul. Et ce qui ne doit pas continuer s'arrête. Même si on a eu le sentiment du contraire au sommet d'une certitude. Toi tu es celui qui devait m'arriver. Tu es mon sommet. Ma ligne d'arrivée. Et si tu avais été un autre ne serait-ce que très légèrement modifié dans ce qui te fait, alors tu aurais pu être un de ceux qui m'auraient rayée de leur vie après que je fusse passée de mode. Mais là c'était impossible, tu étais parfaitement toi.

- Ah tu fusses encore toi ?

- Oui je fusse

- Tu sais que plus personne ne fusse, fusser tue dans ce siècle où les emojis sont plus importants que les lettres...

- Je t'aime Raoul, je suis désolé que tu aies eu un projet amoureux lacéré par une rapace ne palpitant vraiment que pour son image et son pouvoir de séduction, j'ai moi aussi rencontré ce genre d'homme qui se présente comme le sauveur de tes frissons alors qu'il les assassine, et je suis sûre que ces enfers là sont des passages obligés pour comprendre la rencontre d'une vie.

- Il aurait fallu m'enlever les yeux et le cœur pour que je fusse incapable de te reconnaître...

- Tiens toi aussi tu fusses...

- Je viens de reprendre oui... Je t'aime Simone. Pour mille raisons. Notamment celle qui concerne ta flamme. Celle que tu ne donnes que très rarement. Celle qui ne s'éteint jamais.



Franck Pelé - décembre 2018 - textes déposés SACD